[FR] Sur le toit des Hautes-Terres

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Sur le trek le plus difficile du Royaume-Uni, l'Écosse m'accueille avec autant d'intensité que Mel Gibson dans Braveheart. 'Tous les hommes meurent un jour, mais peu d'entre eux vivent vraiment.' disait-il... alors allons vivre un coup.

English translation is a work in progress...

Prologue

Je pourrais faire croire que je me suis beaucoup renseigné avant de signer pour ce voyage, mais tout est allé si vite dans mon esprit. En parcourant les témoignages et les guides j'y ai trouvé trois choses, trois traits de caractère qui ne demandaient qu'à me convaincre:

  • L'Écosse est une terre sauvage et vide, un magnifique archipel de paysages seulement partiellement connu de ceux qui le traversent en voiture. Le pays britannique des mythes et légendes, des fées et des kelpies.
  • Le Cape Wrath Trail (CWT) est long et parsemé d'embûches. Non officielle, la route devra être parcourue sans balises et en autonomie à travers la météo hostile, les marécages et les midges, ces insectes nuisibles s'apparentant à de petits moustiques dont la piqûre douloureuse laisse derrière elle une zone urticante.
  • La raison qui donne du sens au tout, c'est le droit à la nature qui règne sur tout le territoire écossais. Similaire à l'allemansrätt suédois, jouir de la nature sous toutes ses formes et pouvoir bivouaquer relativement n'importe où, est une liberté forte dépendant de la responsabilité de chacun.

Bon. Difficile, beau et sauvage. Je m'en frotte les mains, plus qu'à étudier les cartes et faire son sac.

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Je n'ai jamais trop su si le plus difficile était d'apprendre à partir, ou à revenir. 9 mois déjà que j'attends le départ, 9 mois que je me savais reprendre la route, 9 mois que j'incube, 9 mois seulement. Cela semble faire 10 ans. Il y a ces mystères du corps et de l'esprit, ces moments de bien-être intenses, si purs qu'ils paraissent volés au quotidien et à la routine urbaine. Rien n'est plus admirable que de trouver repos moral et satisfaction au foyer, blotti devant le duvet social et en paix au sein de sa tribu ; cabane de toile, de bois ou de ciment, rempart à la peur, aux doutes et aux esprits. Je n'ai pourtant aucune prétention à devenir celui qui explorera au-delà des murs, les chemins que j'emprunte sont déjà tracés, mais ours du terrier et hibernation terminée, il me faut repartir vagabonder. Ce n'est plus que par envie, c'est par besoin.

Je continue ma série de grandes traversées, cette fois l'objectif est simple: arpenter l'Écosse et sa magie afin de rejoindre son cap ouest: le Cape Wrath. Entre celui-ci et Fort William - notre point de départ -, non loin de 380 km. Je ne voyagerai pas seul cette fois. Léa, compagnonne de route et de vie, n'a que peu hésité. S'immiscer dans le projet d'un autre n'est pas chose aisée, mais après avoir arpenté les monts d'Amérique latine et les sommets corse (m'assurant au passage la difficulté accrue du GR20 sur le GR54…), le désert humain des Hautes-Terres n'était qu'une marche de plus. Le plus fou est-il le fou, ou celui qui le suit ?

À 100 mètres sous la manche, polaire enroulée autour des yeux et gourde filtrante glissée dans l'inter-siège, elle possède une qualité que je n'ai pas : s'endormir en toutes circonstances. Les bus de nuit Colombien sont sans doutes d'exigeants professeurs. Pour nous ni avion ni bus, mais train. D'ailleurs, un lundi matin sur Paris-Londres, nous jurons légèrement sur la dynamique sociale du wagon, car costumes et attachés cases sont preuves de l'incessant flux monétaire, ligne de vie de notre société. Je m'offre pour trois semaines le droit de m'extirper de la grille, relié au monde par un dernier fil, un GPS et une boussole. Plus qu'à suivre le nord.

Le voyage se définit aussi par ses parenthèses transitaires. Levés à 5h sur le méridien de Greenwich, c'est seize heures qui nous séparent de l'embarquement du Caledonian Sleeper, emblématique train de nuit reliant Londres à Inverness. Flânant un peu trop entre St Pancras, Trafalgar Square et le Buckingham Palace, ce sont 30 000 pas qui s'affichent sur mon téléphone en fin de journée. Un échauffement bienvenue pour amorcer le voyage. Retour de bâton cependant, dans une minuscule cabine couchettes les odeurs prennent rapidement possession de l'espace; les gaz sont bel et bien extensibles. Léa souhaite rincer ses affaires, je lui indique à contre-coeur qu'au vue du programme, c'est un combat perdu d'avance. Je descends le rideau et grimpe me glisser à l'étage, véritables ellipses temporelles, les trains nocturnes défient toute raison. La téléportation existe, demain, nous nous réveillerons en Écosse.

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La téléportation est une farce, je me serai réveillé une dizaine de fois. C'est légèrement bougon que nous arrivons sur le quai du Loch Linnhe, la première étape consistant à atteindre l'autre rive. Nous embarquons dans un ferry aux multiples vies, le sol d'acier couleur plomb orange peine à rendre l'âme, ce malgré la rouille qui le ronge. Quelques assises en bois huilé au sein de la petite cabine, un jeune matelot récolte le prix de son service : 2 livres par personne. Par terre s'entassent une dizaine de sacoches vélo mélangées à des sacs de randonnée. Fort William, capitale écossaise de l'outdoor. Juste avant de débarquer deux Suisses nous mettent en garde sur le climat actuel : tout est sec. C'est en s'éloignant des villes vers le sud - drôle d'itinéraire pour rejoindre le nord - que le cagnard commence, j'aurais presque préféré la pluie. Nous échangeons un rapide regard avec Léa qui en dit long : que fait-on là, pourquoi si dur, et quelle idée de sauter ainsi d'un travail sédentaire à 15 kg sur le dos et 25 bornes par jour. Je me répète et réitère, ayant fait la même erreur dans les Alpes.

Évidemment nous connaissons très bien ces sensations, le corps étant plus lâche que l'esprit; l'esprit lui, nous mena au bout de la première étape. Dépités par les choix de bivouac disponibles et l'état du sol nous poussons jusqu'à la sortie de la vallée, la terre est une éponge et l'Écosse est un gruyère, héritage direct d'une ère glaciaire qui n'épargna que les plus chanceux. Je me retourne au col et découvre l'immensité du paysage. Alors qu'au loin la rivière serpente sans fin, pinceau de pastel sur décor saturé, les bois et les vallons apportent teintes de vert doré, sous un soleil qui se défile à l'ouest. Les monts écossais ont cette rondeur que les Alpes n'ont pas. Leur géométrie souple et leurs contours bienveillants sont à l'opposé des polygones agressifs détenus par nos montagnes françaises. Nous finirons finalement par trouver un coin d'herbe stable pour monter le camp. Avec 5h30 de noir total en la saison, la nuit risque d'être courte.

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Couchés la veille dans le froid versant ombragé, nous nous réveillons en plein soleil, sous l'effet de serre de notre tente. Pile tu gagnes, face je perds. En espérant trouver un endroit idyllique de petit déjeuner nous plions - avec assez peu d'efficacité - le camp et reprenons la route. C'est un petit kilomètre plus loin, alors que nous croisons la route d'un local désabusé par la chaleur matinale, que nous nous arrêtons à l'abri de deux rochers. À l'abri du soleil certes, mais pas des midges qui ne semblent pas avoir déjeuné non plus, à chacun son repas. C'est donc filet sur la tête que nous apprécions tant bien que mal quelques gorgées de café déjà tiède, étonnamment pressés de reprendre la route. Glenfinnan et son monument marquent notre premier arrêt, là où les touristes affluent voir le viaduc rendu célèbre par la saga Harry Potter. Succès planétaire dont j'aurais pu me passer, puisque l'Écosse est déjà le pays des licornes, et que je viens de payer 5,4 livres deux canettes de soda… Les touristes, les voitures et les cars disparaîtront en même temps que le calme reviendra, seulement 10 petits mètres après la dernière arche du pont.

Si les monts ne surprennent pas par leur taille, c'est leur terrain qui étonne. Des sentiers rocailleux à ceux de forêt, en passant par les marécages camouflés où mes pieds s'enfoncent jusqu'aux chevilles. Le doute s'immisce, les premiers jours sont les plus durs et il va falloir aller au-delà, nous marchons en silence. Les cent mètres finaux avant le bothy - refuge non gardé et très sommaire -, ce font dans un chemin de bronze. Les aiguilles de pin séchées tapissent un sol pentu où ondulent de vieilles racines, les troncs nous guident cinquante mètres plus bas, là où trône notre abri du soir. Grâce à sa localisation avantageuse pour de courtes randonnées, le refuge est populaire et plusieurs tentes se dressent au fil de la soirée. Arrivés relativement tôt nous rencontrons William, Anglais d'un calme profond appréciant randonner pour la magie du campement. Le seul toit qu'il tolère est celui de sa tente haute facture et plusieurs fois rapiécée, discuter avec lui c'est s'apaiser, le temps semble lui appartenir. Curieux et voulant profiter de l'abri nous gonflons nos matelas à l'intérieur, sur de grands bancs en bois qui serviront de sommier. Un homme rentre farfouiller son sac à la recherche de sa moustiquaire et de son smidge, tout en nous racontant sa pressante envie d'arriver au pub d'Inverie dans 2 jours, j'en profite pour lui faire remarquer ma surprise, puisque les prévisions estimaient une absence quasi-complète de midges en ce moment. Il me répond dans un humour typiquement anglais que les midges, elles, n'ont pas vu les prévisions. Couché sous un trophée de cerf en peluche, je ferme les yeux au son de nos trois voisins de refuge allemands, peuple fier et fort, surtout quand il s'agit de décibels.

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Nous repartons en laissant derrière nous les Allemands côte à côte, déjeunant ensoleillés et face aux lieux, surpris de nous voir partir si tôt : 8h15 déjà. Nous nous en allons à frima sur les conseils de Léa, sporadiquement léchés par les doux rayons infiltrés au travers d'une forêt bien trop fraîche. Notre trace, historiquement bombardée lors de la Seconde Guerre mondiale, est une série de terrains accidentés et liés par une invisible corde, celle de la rose des vents. Le frima n'aura pas duré longtemps et l'incessante pression solaire reviendra, écrasante et impitoyable alors que nous traversions des zones asséchées où gisent algues mortes et reflux marins, l'élastique du climat ne tend qu'à se rompre.

Nous ferons nos adieux à William dans le bothy d'une plage fleurie, il admettra être triste de nous voir partir, mais que la jeunesse doit servir à ces défis impulsifs. Nouvel élan de sagesse lorsqu'il nous fixe une dernière fois avant de nous serrer la main: “Souvenez-vous d'une chose, vous devez vous pardonner, toujours”. Les rencontres de voyage ont cette intensité propre, celle qui peut faire résonner en un bref accord des années de concertos chaotiques, celle qui donne nostalgie à quitter un inconnu à l'orée des galets polis. Tels ceux-ci, William semble avoir compris que c'est justement l'érosion du temps qui crée notre douceur.

La journée s'intensifie au fil des heures et le corps subit terriblement, je sais Léa prête à flancher mais n'ai pas la marge d'énergie suffisante pour l'aider convenablement. Je m'enferme peu à peu dans mes pensées lorsque, pris de panique par le semblant d'éboulis 5 mètres au-dessus de moi, je me fige. Nous nous sommes mutuellement surpris. La biche me fixe, vérifiant mes intentions, j'admire la biche, profitant de son attention. Les minutes passent. Si ce n'était pour la froide brise je pourrais rester des heures à contempler l'animal, ses flancs, son allure, sa grâce innée. Je repars sur la pointe des pieds, redevable de cette rencontre.

La descente nous menant à Barrisdale Bay et son air de bivouac est une épreuve d'apnée, Léa souffre et je grince des dents, je sais de surcroît que la pire journée sera celle de demain, ou en tous cas je m'en convaincs. Le soir même nous insufflons la possibilité de changer le parcours si cela s'avère trop difficile, je promets à Léa de ré-évaluer nos objectifs, mais pas avant le J6. Il faut à tout prix passer le mur, aucune décision ne se doit d'être prise dans un moment de faiblesse. Un homme de pays vient à ma rencontre et je concentre le peu d'énergie qu'il me reste pour saisir le sens des phrases dissimulées derrière son fort accent. J'en comprends que lui et son groupe ont pris le bateau pour venir randonner non loin de Knodyart et des superbes vues de la matinée, mais qu'optimiste, il transportait en sac à dos ventral un pack de bières et des boissons énergisantes. Si certains ne peuvent se passer du luxe du café sur la route, d'autres apparemment, ne savent se passer des cocktails…

Je rentre rejoindre ma partenaire sous la tente et crois y entendre de la pluie. Ce sont en réalité des centaines de midges qui s'écrasent à tour de rôle contre la toile, la moustiquaire intérieure nacrée devenue dalmatienne. J'accroche au toit ma casquette boueuse, trophée d'étape et memorium de l'épreuve, puis m'endors au son du clapotis des moucherons.

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Les États-Uniens parlent de “trail magic” dans les moments inopinés d'entre-aide. Ce matin alors que nous sommes sur le départ à 6h40, l'Écossais de la veille vient à ma rencontre pour me donner un paquet de biscuits: “we don't need it, we're going back”. Je vivrai tout au long du voyage de touchants et chaleureux moments, les gens sont de tout coeur avec nous et souhaitent nous voir réussir, nous possédons un droit de passage de politesse, tout le monde aime les randonneurs.

S'ensuit un festival d'éco-systèmes et de paysages tous plus hétéroclites les uns des autres. Homonymes, la Bretagne et sa grande soeur ne partagent pas que leur nom, les gravats mousseux succédant aux ponts minéraux, qui eux-même chevauchent de gigantesques monolithes, barrages naturels aux sursauts d'humeur du lac. Nous déboîtons soudainement à l'intérieur des terres pour y retrouver une ambiance tropicale, tunnel de végétation, brume d'insectes et cascades nous transportent sur une île au trésor annexe. Pour couronner cette vision nous croisons Ollie, chemise et pantalon couleur sable, debout à contre-jour sur un aplomb, sa tignasse d'aventurier lui donne des airs d'Indiana Jones. Il n'a pas encore défait le camp, du vestibule de sa tente tunnel entre-ouverte on aperçoit son guide de marche. Il déjeune un porridge dans une gamelle en aluminium, les chocs subis par cette dernière rendent sa forme peu lisible mais un fond rectangulaire évoque un potentiel reliquat de soldat. Une flasque en métal est coincée dans le filet arrière de son sac, de quoi contenir le scotch régional; quand on lui demande s'il marche également le CWT il nous répondra sans fierté “supposément”.

Première déception à Kinloch Hourn en découvrant le café du gîte fermé, nous avons deux heures d'avance sur l'ouverture mais aucun temps à perdre sur la journée, nous continuons vers les hauteurs, empruntant un sentier des plus inintéressants puisqu'entretenu par des engins de chantier en congé. Le ciel opaque apporte une légère fraîcheur alors nous en profitons pour faire l'une des rares pauses midi du voyage après presque six heures de marche continue et un corps en sur-régime. Encore 12 km à parcourir. Malheureusement tous les kilomètres ne se valent pas et le sauvage du sentier se définit parfois par la disparition totale de ce dernier. Le jeu devient très simple, vous pointez à l'aide de la carte le col d'arrivée, puis gravissez la montagne comme bon vous semble. Dessiner ses propres lacets ou suivre les courbes de dénivelé, je finis par perdre patience et trace un trait tout droit, chemin le plus court et le plus fatigant également. Nous finissons par atterrir dans un pierrier éparse, abrités par de vastes caillasses qui laissent le vent prendre de la vitesse nous enfilons pour la première fois nos vestes de pluie et restons quelques minutes à contempler la mysticité des lieux. Il n'y a plus beau cadeau que d'accomplir quelque chose qui n'était pas offert. Les descentes aussi savent se montrer redoutables, et je les sous-estimerai toutes. Il nous faudra suivre des kilomètres et des kilomètres d'escaliers naturels et de faux plats peu praticables avant de presser le pas, les premières gouttes tombent et la supérette de Kintal Crafts ferme à 19h, il est vital que nous y arrivions à temps pour tenir les trois prochains jours. Consolation cependant, le festival visuel surfant sur les courbes d'horizon, où les différentes profondeurs de plan offrent un parallaxe sensationnel sur les Cinq Sœurs de Kintail.

Changement de plan en apprenant que le camping de Morvich est complet, nous nous arrêtons à celui de Glen Shiel sans complètement résoudre le problème puisque le ravitaillement est encore à 2,5km et l'heure tourne dangereusement. Je me dévoue pour y aller au pas de course, mais Léa plus téméraire n'hésite pas à demander à des inconnus de m'emmener sur cinq petites minutes de voiture. Le culot paye, aller-retour rapide, je reviens avec barres et repas dans le sac. C'est en le vidant sous la tente que je découvre mon erreur grossière, le calcul est simple : 3 jours, 2 repas par jour, 2 personnes : 3 x 2 x 2 = 12, mais par fatigue j'ai loupé une multiplication, au lieu d'avoir 12 repas j'en ai 6, au lieu d'avoir 24 barres j'en ai 12. Je n'arrive pas à y croire, mon erreur est stupide et je m'en veux terriblement, c'était ma responsabilité, mon rôle, et l'organisation censée être mon domaine. Ventre vide, néant mental, je craque. Pendant que Léa vide le ballon d'eau chaude du camping, je suis sous la tente et la pluie, larmoyant ma gaffe, exténué. Il est évident que nous ne sommes pas en danger pour autant, il faut rebondir alors nous comptons le reste de noix, achetons à l'accueil trois paquets de chips aux algues et trois tablettes de chocolat régional puis nous goinfrons afin de refaire nos stocks caloriques. De retour des douches désormais froides, je m'endors tel une masse chutant dans un sommeil sans rêves.

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Pluie. Sous cet oeil météorologique ma limace intérieure se dévoile, je glisse mon squelette mou sur l'étape du jour et combats sans grande conviction ma fatigue indélogeable. Les midges s'abritent également et nous les retrouvons sous chaque arbre, Léa se défend encore alors que j'ai depuis longtemps abdiqué, bercé par le va-et-vient d'une balançoire, espérant un peu que quelqu'un se dévoue pour me porter jusqu'à la fin d'étape. Pourtant nous découvrons pour la première fois l'Écosse, la vraie, celle qui vous mouille et qui vous transcende, celle qui vous jette sans vergogne dans sa nature sauvage et sa faune, qui à défaut d'oiseaux colorés possède myriades de grenouilles et crapauds communs, ouvrez l'oeil, il serait tout de même dommage de les louper. Vous pouvez aussi ouvrir les oreilles, Léa saura vous prévenir avec des onomatopées de surprise incontrôlables, victime de son erpétophobie qui me dissuadera de lui partager la belle mue de serpent repérée sur le chemin.

Nous dépasserons Alan et Sandra (Al et Sandy) qui nous mettront en garde face à la dangerosité des Falls of Glomach, Al a déjà fait le trail deux fois et nous décrit une descente de deux heures pour un misérable kilomètre, en nous indiquant aussi que plusieurs chutes mortelles ont eu lieu dans les environs. On en vient avec Léa à douter de notre variante, mais non seulement je ne crois pas aux 0,5 km/h annoncés mais je n'ai pas ce temps-là, la chaleur s'est enfuie et ça débloque complètement mon rythme de marche. Le corps se reconstruit malgré la douleur et alors que nous arrivons au tiers du parcours le cap devient petit à petit atteignable, c'est dans cette optique que nous attaquons la descente de la cascade, si haute qu'elle paraît scier la vallée en deux dans un vrombissement terrifiant. Le sentier requiert une grande vigilance mais ne nous met pas pour autant en émoi, nous prenons le temps qu'il faut et finissons par déboucher sur le Loch na Leitreach. Sol plat et pâturages dévoilent de magnifiques moutons à têtes noires qui nous invitent sur le large chemin des rives, les petits protégés par le groupe montrent une curiosité craintive et nos cœurs fondent devant leur bouille chétive. Je découvre les talents d'imitation de Léa alors qu'une bataille de bêlements s'enclenche entre nous deux, les miens se rapprochent plus du dindon malade ou de la mobylette en panne mais le troupeau me répond tout de même, par pitié sans doute pour leur cousin bipède. Nous ferons une pause sur l'herbe parsemée de déjections moutonnes, à ne pas confondre avec la quantité astronomique de limaces noires que j'ai si bien imitées au départ de l'étape ; j'en profiterai pour essorer mes chaussettes dans la bruine, comme si retrouver des pieds secs était une éventualité.

Peindre l'Écosse c'est s'adonner à la construction d'une palette sans fond et risquer la ruine en s'endettant pour des tubes de peinture verte, ce car même le toit qui se dessine à l'horizon est vert opaline. Nous arrivons au terme de l'étape à 16h30, déterminés à donner tort aux avertissements de Al qui nous rejoindra au bothy de Maol-buidhe aux alentours de 20h. L'endroit est extrêmement curieux puisque la cabane se dresse en héroïne au milieu de… rien, et sera partagée pour la nuit avec Al, Sandy et Ollie qui arrivera en rescapé sur les coups de 21h. En discutant nous apprendrons que les livres d'or des bothies sont à remplir rigoureusement, car en cas de disparition les secours s'en servent pour déterminer les points de passage et réduire la zone de recherche, de la même manière, trois grilles équipées de capteurs discrets entourent la dangereuse cascade de Glomach, chaque passage de randonneur est comptabilisé et l'heure enregistrée. Plusieurs définitions de la société humaine existent et la plus populaire est sans doute celle de la sédentarisation, elle aurait donc commencé lorsque l'Homme, domestiqué par le blé s'est installé et a bâti des granges, des huttes, des villages. Mais une autre me plaît, celle qui dicte que la société s'est mise en place lorsque nous avons commencé à nous occuper de nos blessés, car c'est cela dont il s'agit ici, mettre en place des infrastructures et des systèmes de secours rodés et coûteux afin de sauver chaque personne qui peut l'être. Sécuriser l'outdoor c'est une manière d'exprimer que quoi qu'il se passe, la tribu veille.

La tribu veille au point d'équiper les bothies de pelles, encourageant les randonneurs à enterrer correctement et discrètement ce qu'il se doit de l'être. C'est ainsi que je ris de voir Léa transporter sous la pluie une pelle en métal, presque aussi grande qu'elle et capable de creuser une fosse sceptique. Moins secret mais plus efficace.

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Je me réveille au bruit du vent, 5h30. En réalité je me suis déjà plusieurs fois réveillé au bruit de mon matelas, qui sera décrit par Al comme “un paquet de chips” alors qu'il ne dormait même pas dans la même pièce. Je me réveille donc cette fois au bruit du vent. Rafales violentes prévues, nous sommes sans couvert. Rien de quoi impressionner Ollie, que j'observe en bon anglais, faire sa vaisselle dehors et en sifflotant. La période de sécheresse est terminée, le terrain reprend vie, le sol suinte, les sentiers deviennent ruisseaux et les ruisseaux deviennent rivières. La vie reprend avec véhémence, l'eau renaît et récupère chaotique liberté, ce jusqu'à sa prochaine hibernation. Nous n'avons pas fait 500m de sol poisseux qu'une rivière en crue nous barre déjà le chemin. La traverser ici ou là-bas, se mouiller les pieds maintenant ou plus tard… les éléments ont toujours raison du temps. Je lance alors ma jambe dans une eau gelée, hauteur de genou; je perdrai vite le compte des rivières traversées aujourd'hui. Le courant forci, et sur les lochs d'habitude si calme, les vagues et l'écume du temps, sur leur plage soleil échoué. Léa me fait un signe de tête vers la colline, “on va prendre la purée”. Nous nous retrouvons face au vent, pluie battante les énormes gouttes arrivent si fortement qu'elles piquent le visage. Je regarde Léa et ris. Je ris nerveusement certes, mais a gorge déployée. Seuls sur ce sentier et les compagnons de la nuit largués, la marche est indescriptible, le vent revigore, la pluie électrocute et la magie opère. Je me sens vivant, diablement vivant.

Rattrapés tout de même par une certaine réalité et notre transit, nous bifurquons vers le bothy de Bendronaig pour profiter d'un luxe rare : des toilettes - pas d'eau courante, n'exagérons rien. Je passe la porte grinçante aussi sec qu'une serpillière usagée, et m'installe à la grande table circulaire trônant au milieu de la pièce, des cartes en tous genres y sont dispersées. J'essaye de réchauffer tant bien que mal mes articulations rouillées au dessus d'une bougie de fortune, et réalise avec Léa qu'il faut se remettre en mouvement au plus vite. Ollie rentre au même moment, il jette l'éponge. Malgré sont expérience de cyclo-toureur et sa superbe cafetière italienne, les boîtes de conserve qu'il transporte et les 23kg de son sac au départ auront probablement eu raison de lui. Il est en train d'apprendre, on nous expliquera plus tard qui si peu de gens s'embarquent sur le CWT, encore moins le terminent. Nous le déchargeons de quatre soupes, une barre, et repartons frigorifiés retrouver à grande enjambées Al et Sandy 5km plus loin, au bothy de Bearnais. Il y ont allumé un feu et la paresse nous gagne, le confort, ennemi de l'accomplissement.

L'éclaircie sera notre guide, flanc de montagne illuminée dans un océan de teintes ternes, nous montons le col, traversons les bourrasques, descendons les lacets ruisselants et atterrissons face à face avec l'ennemi du matin : une rivière. Celle-ci fait cent mètres de large, divisée en plusieurs bras un jeu d'exploration commence, guetter les fonds, remonter les bancs, tâter le courant. Alors que j'essaye de traverser le dernier bras ma taille s'enfonce dangereusement et je sens les flots tirer vicieusement mes bâtons vers l'agonie : l'aval. Je sais Léa derrière et décide d'abandonner, je ne veux pas prendre ce risque, celui de l'emmener là-dedans, son centre de gravité étant légèrement plus bas. Nous trouvons finalement fortune plus haut, où les galets empilés ralentissent les remous et nous permettent d'atteindre un sentier en lisière de champ. L'adrénaline retombe soudainement et nous comprenons que nous n'irons pas plus loin car même les journées courtes sont longues. Imprévu du voyage et opportunisme à saisir, le champ est en réalité un terrain de camping en aménagement. Pas de douche mais un abri, une bouilloire commune et les émotions fortes véhiculées par l'intense gérant sont une suffisante bénédiction. Moi en plus, je peux enfin écrire à une table et mon dos m'en remercie. Belle journée et folle aventure à nouveau, demain soir marquera l'hémistiche de celle-ci.

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Je dors de mieux en mieux, et les réveils matinaux deviennent tout à fait naturels. Mon matelas sous la tente ne fait pas de bruit, quand je le fais remarquer à Léa elle me répond “tu es comme ton matelas, plus efficace en nature”. Malgré sa répartie elle est légèrement malade depuis hier et une périostite tibiale se dessine, la mise en route est difficile et je la sais trop fatiguée pour l'étape complète. Pas de pause sur le CWT bien sûr, mais trouver des alternatives c'est s'avoir s'adapter, et s'adapter c'est espérer terminer. L'objectif est donc de tirer tout droit au nord par le col de Coulin pour une “petite journée”. Départ pris après avoir payé les frais de douane surprises de notre colis de ravitaillement censé arriver le surlendemain. 83 livres ou 106 euros, voilà le prix du Brexit pour nous aujourd'hui, c'est-à-dire 50 % de la valeur du paquet.

“Ten before ten” ou “Twenty before Twelve”, voilà les objectifs de distances des grands arpenteurs de chemins. Alors pour pimenter la journée trop facile je nous emmène en dehors de la passante départementale pour suivre un faible trait noir parallèle repéré sur la carte. Pincez-moi je m'en veux. Nous voilà engagés sur deux kilomètres de marais sans chemin, les buissons jusqu'aux genoux, l'eau jusqu'aux chevilles et la moutarde jusqu'au nez. 200 mètres à l'ouest sont la différence entre tarmac peuplé et tourbière maudite. Ce sera donc finalement un “Eighteen before twelve” aux portes de Kinlochewe, village de voyageurs et de road-trippers. Avec le ventre globalement vide et deux miséreux sachets de soupe restant dans le sac, nous nous ruons à la station café pour y faire le plein d'essence, un full English breakfast roll pour moi. Nous y interpellons un motard belge quant à son ressenti face à la pluie incessante : “Vous savez ce qu'ils disent ici, il n'y a pas de mauvais temps, juste de mauvais vêtements”. Phrase drôlement sensée puisque le tissu imperméable fut inventé en 1823 par un certain Macintosh, Écossais de naissance !

Théorème peut-être déjà existant mais l'hospitalité semble décroître de manière inversement proportionnelle à la taille de la population. Alors que la porte de prison qui sert de petit patron au camping du coin nous envoie bouler - camping qui au passage, ressemble plus à un parking d'hypermarché qu'à un carré vert -, il ne nous reste que l'arrière d'une église abandonnée. Non pas que je n'apprécie pas le Seigneur, mais il reste une chambre de disponible à travers tous les gîtes du coin, et ça, c'est un signe plus clair que trois brins d'herbe et une échelle contre un mur en pierre. Opportunisme n'est-ce pas ? Accueillis en rois, le charmant gérant Tommy nous explique qu'un ancien randonneur a laissé derrière lui un ravitaillement inutilisé qu'il nous offre, trampoline de la vie sans doute. Léa peut reposer sa jambe, je peux prendre ma première douche chaude en 8 jours, nous aurons des chaussettes sèches demain. Triche ? Personne ne saura.

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L'espoir, c'est ce qui vous tue. Il vous élève, vous donne des ailes, la foi, l'envie, puis vous démunit, vous voilà soudainement en chute libre à haute altitude, et vous ne savez plus où est rangé le parachute…

Nous avalons les kilomètres avec une facilité déconcertante, l'Écosse dicte les règles, mais ce n'est plus notre première partie. Les pauses sous l'averse, les repérages à la carte, les traversées à gué, nous nous habituons à tout sauf aux paysages. Le gigantesque et miroitant Lochan Fada, la forêt Tolkienienne de Gleann na Muice et les canyons surprises taillés par le temps dans la pierre claire. Alors que la lumière du matin s'accapare des pics intrépides, les plus timides sont encore voilées de brume, chemise de nuit dont la faible pudeur sera dissipée par les vents. Nous nous habituons si peu qu'un jeu de lumière nous fait croire à des névés, nous sommes en réalité dans une vallée de cascades où chaque pan de roche brute voit dévaler ses mètres cubes dans un ronronnement masqué par la brise.

Plus de 200km marchés et à une heure ou deux de la fin d'étape le sentier se transforme en mare boueuse, rien de nouveau si ce n'est huit jours de fatigue accumulée. Léa jauge, plante ses bâtons et lance sa jambe. C'est trop juste. Le sol se délie complètement sous elle, la jambe droite s'enfonce jusqu'au genou, puis la gauche, déséquilibrée et incapable de bouger elle tombe en avant, agrippée aux frugales mottes d'herbe. La position est telle que son tibia abîmé rentre en tension, la douleur est insoutenable. Des pleurs bien sûr, par choc mais surtout parce que le cap vient brusquement de s'éloigner, le phare s'est éteint. Elle s'en veut terriblement, pense avoir saboté mon projet. Je peine à trouver les mots pour lui expliquer que ça n'a pas d'importance, que ça aurait pu être ma cheville fragilisée, mes tendons historiquement douloureux ou même un virus dans l'eau, comme celui qui a immobilisé William trois jours avant qu'on le rencontre. On ne peut consoler quelqu'un qui voit son projet anéanti ; le trampoline s'est troué. Nous bivouaquons non loin de pierres à la disposition mystérieuse, elles seront les ruines de notre projet, et de quoi en construire un nouveau. Les monts veillent sur nous et la rivière murmure, demain nous nous relèverons.

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Je suis resté éveillé dans les rafales, mes boules Quies mouillées ne fonctionnent plus, et voir les arceaux de la tente plier si violemment m'a dissuadé de trouver le sommeil. J'écarte au matin l'abside de la tente et dévoile une vallée magique, car d'ici les petits sommets d'Écosse ressemblent au toit du monde. Deux enjeux à cette journée : rejoindre la route et le réseau pour bifurquer si la situation de Léa empire, et délier le stress qui nous étrangle autour de ce colis de ravitaillement, toujours sans nouvelle. Nous commençons la journée pour une fois sans hâte, et rencontrons en quelques heures plus de randonneurs que sur les huit premiers jours, la proximité du bothy de Shenavall et l'accès facilité à la route pousse beaucoup à partir sur un ou deux jours. Nous ne parlons ni de blessure ni du possible abandon, je crois que nous essayons tous deux d'y croire encore, car maintenant que nous avons fait la paix avec l'idée de ne pas arriver au bout, il ne nous reste qu'à tenter d'aller au plus loin. Je ne parle pas non plus de mes douleurs lancinantes qui dureront sur les prochains jours, rares moments où je ne donnerai plus le rythme, cantonné à suivre les traces et les pas de la nouvelle meneuse - ce qui en soi, ne se révélera pas désagréable.

De plateau en plateau nous avançons vers la débouchée de Coffin Road, comme son nom l'indique utilisée il y a bien longtemps pour le transport des macchabées depuis les communautés distantes jusqu'aux cimetières et églises médiévales. Le ton a changé puisque c'est dans une superbe descente verdoyante que nous atteignons les moutons en pâturage libre et malheureusement, les 10km de route aller-retour qui nous séparent du gîte où nous avons fait livrer notre colis; pour couronner le tout nous avons indiqué à Ian, l'hôte, que nous étions censés arrivé le lendemain. C'est donc sans conviction que le colis arrive cette après-midi, ni que quelqu'un sera là pour nous accueillir que nous prenons la direction du ravitaillement. Au vu de la dangerosité de la départementale et essayant d'éviter à Léa trop de kilomètres je nous pousse à faire du stop, ce crochet est hors parcours et aucun contrat moral ne saurait m'empêcher d'être véhiculé jusqu'à destination : Forest Way Bunkhouse. La chance sourit aux audacieux, et en dix petites minutes nous voilà dans la cour, remerciant la phénoménale quantité d'énergie contenue dans un litre d'essence. Tout s'enchaîne alors, d'abord un mail reçu indiquant la livraison du colis, puis Ian qui apparaît sur les coups de 15h pour nous délivrer mentalement de nos soucis ni sauvages ni remarquables, mais pivots dans notre capacité à continuer, c'est Noël. Biais des coûts irrécupérables sans doute, mais nous sommes également très contents de “rentabiliser” les frais de douanes payés à contre-cœur. Tri, rangement, goûter, auto-stop, nous voilà de retour au point de départ : Inverlael. Tout n'aura pas été parfait aujourd'hui, quatre jours d'autonomie ça pèse lourd et acte manqué de ma part peut-être, je cherche à m'alléger et déleste mes lunettes de soleil sans m'en rendre compte, j'aurais perdu mes préférées il y a deux ans en Suède, je perds mes nouvelles préférées aujourd'hui en Écosse, il est grand temps que je me redirige vers les premiers prix. Tant pis, je visse ma casquette et repars dans les gradins forestiers, afin de conclure une fois de plus un jour qui semble en contenir trois. Ce soir nous festoierons.

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Il y a toujours de ces épreuves qui finissent par nous définir. On pourrait croire que le CWT en est une mais ce n'est qu'une coquille, un catalyseur d'aventures et de changements, si partir sur la route c'est prendre son envol, ce sont les turbulences qui nous façonnent. Je redoutais grandement cette 10e journée, si symbolique par ses deux chiffres, elle possède un tronçon de dix kilomètres dans le Glen Douchary : vallée sauvage et humide, dont la moitié est dépourvue de tout chemin, sentier ou balise. Nous entamons notre bras de fer psychologique avec le marais sous une pluie qui n'existe qu'ici, un déluge qui nous fera vivre l'expérience jusqu'au bout. Et pour cause, le Glen Douchary est surnommé “Glen Shitary” par les locaux, 10 km de marécages sombres, de tourbe noyée, de terre suinteuse. Le Glen semble opérer sous une aura malveillante, cherchant à détruire un peu plus notre mental pas après pas, et érode notre détermination. Alors nous marchons et rencontrons : des ruines, des rivières, des cascades, des ravins où les arbres poussent uniquement à même la paroi, des puits vaseux, des chemins boueux et finalement, nous nous rencontrons nous-mêmes. Trempés, les pauses coûtent cher en perte calorique alors nous avalons la vallée d'une traite et sans manger, guidés par le cap et la boussole. 10 km du merdier le plus magnifique qu'il m'ait été donné de voir, là où le temps se dilate et les saisons n'existent pas, cela m'aurait semblé impensable il y a dix jours, et pourtant… Nous en sortons vidés, faisant halte dans une hutte brinquebalante mais à l'intérieur plus sec que ma caboche, je voyage 20 ans en arrière, me souvenant de cette après-midi de pluie à l'école où je regardais les gouttes tomber abrité sous le préau. L'hostile peut être somptueux quand on ne le subit pas : apprécier le lion, mais de loin.

Léa, forte de caractère et de deux longues nuits de sommeil voit sa jambe tenir bon, et me suit sur les 30km totaux de l'étape. Nous décidons en lisière de forêt de presser le pas sur les pistes de 4x4, dans l'espoir d'un plat chaud à Oykel Bridge, minuscule hameau abritant tout de même un hôtel à l'insigne décoré et à l'intérieur dominé par le tartan. Damnée journée mais pari réussi, nous entrons dans une toute petite pièce à la moquette grise et l'âme d'antan. Plusieurs photos de fleuves sur les murs mettent en valeur un bar en bois mat derrière lequel se tient un grand bonhomme, chemise noire et béret bordeaux. Les pêcheurs en parka vert sombre défilent, nos gros sacs intriguent, et je sursaute en voyant Nancy, la jeune Border Collie un peu trop affective jaillir de derrière la porte pour demander de l'attention. Dans un coin un homme à la cinquantaine avouera avoir fait huit fois le CWT ; c'est sur la route des fous qu'on les rencontre. Nous commandons un burger qui n'a d'intérêt que celui de ne pas être lyophilisé, puis partons monter la tente non loin de la route mais toujours trop près des midges, incapables d'aller plus loin.

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Pensées

  • La pratique de l'”ultra-light” n'est pas de mise dans la randonnée écossaise, parés à toutes éventualités les locaux préfèrent sortir en armure, grosses chaussures, guêtres, pantalon, haut et gants imperméables. Sortir en scaphandre pour ne pas se noyer dans la terre poreuse. J'adopte une approche plus taoïste, rien n'est imperméable sauf ma veste, être trempé dans l'espoir de sécher, cycle de l'eau et de l'inconfort
  • Faire ses besoins en nature est une légère corvée. Je vivrai la pire en allant dans les fourrés, essaim de midges camouflé. À mon plus vulnérable et sans capacités défensives je me retrouverai dévoré, les cuisses rouges de démangeaisons jusqu'à la fin du voyage. Les petites erreurs peuvent coûter cher en bien-être.
  • J'avais emporté un livre instructif sur l'Écosse, respect du touriste : se renseigner sur la terre qu'il foule. Le kilométrage intensif a eu raison de moi et je n'ai pas lu une page des 200 grammes portés chaque jour, le peu d'énergie restant au bivouac était consacré à vérifier et enlever nos tiques respectives. Le poids de la culture.
  • Comprendre et découvrir ses limites ou celles de son matériel prend du temps. Tester, se tromper, apprendre, réparer, l'expérience est mère des professeurs et me rappelle souvent à quel point (1) j'ai progressé et (2), je ne sais toujours rien.
  • Comme nous n'avons pas toujours l'énergie de parler, de bénins rituels se mettent en place pour s'assurer que le coéquipier va bien ou pour témoigner de notre affection. Cela peut être un signe de bâton au loin lorsque que nous sommes distancés, se dévouer pour aller chercher de l'eau sous la pluie, ou encore gonfler le matelas de l'autre quand son moral chute.

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Le Cape Wrath a une particularité, il est situé en zone d'entraînement militaire et cela signifie qu'au bon vouloir du planning du ministère de la Défense, son accès est ouvert, ou mortel. Cela signifie aussi que le CWT est une randonnée que personne n'est certain de terminer lorsqu'il la commence, pousser la phrase “ce qui est important c'est le voyage, pas la destination” à l'extrême. Bien entendu c'était une possibilité à laquelle on s'attendait, mais lorsque les plannings tombent pendant la nuit et que je découvre au petit matin que le cap sera fermé à notre arrivée, ça fait tout de même un pincement au cœur. Nous avions rallumé la flamme du phare, mais elle brûlera au loin. Administrativement c'est tout aussi complexe, nous changeons les bus, les hôtels, les départs, branle-bas de combat devant la route, rare endroit doté de réseau. Tout cela terminé nous arrivons à la conclusion que nous sommes partis pour partir, et non pour arriver. Nous enfilons donc les sacs, et reprenons la marche en suivant la rivière Oykel, célèbre pour ses saumons et ses pittoresques cabanes de pêcheurs. S'enfuient ainsi le temps et les kilomètres accompagnés d'un soleil radieux et d'une Écosse qui semble s'excuser pour ses petits soldats, qui auraient effectivement pu attendre que l'on reparte.

Je profite pleinement de la météo, lorsqu'aux abords d'un cours d'eau, Léa note “ah, c'est la fin des chaussures sèches”, ce à quoi je rétorque “ma gueule que non”. L'arrogance… Les flots cascadent perpendiculairement au sentier, alors je déroute sur la droite pour escalader les plus grosses pierres émergentes, cherchant passage sûr via mes bâtons. Un peu trop hâtif sur les appuis sans doute, je zip soudainement et tombe à la renverse spécifiquement à l'endroit le plus profond, douché par le flux d'eau continu au-dessus de moi. Ma compagne, depuis son piédestal des personnes encore sèches, me voit me débattre et s'empresse de me calmer “ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas”, je lui réponds mentalement que non, je ne m'inquiète pas, mais qu'il est difficile de se redresser sur des pierres glissantes, et que l'eau est drôlement froide. Je sortirai de la rivière légèrement humilié, et largement humidifié. Pendant que je changerai de haut Léa me lancera “ooh, ma petite loutre”, surnom affectueusement sarcastique qui confirmera mon statut amphibie, et ses qualités nécessaires au pays de l'eau.

La grimpette aussi est importante, puisque nous abordons 500m de montée à la vue, où seule la lecture de la carte et l'instinct prévalent. Je m'amuse beaucoup à tailler mon propre chemin en zig-zagant sur les vallons et à fixer des caps certainement peu optimaux. Les montagnes ont toujours l'air trop grandes d'en-bas, puis une fois en haut on répète tel un poisson rouge que ce n'était pas grand-chose, vue grand angle sur la vallée désormais découverte. Nous redescendons sur un chemin enchanté et verdoyant, où le soleil fait ressortir sur les ruisseaux leur riche reflet argenté. Au loin le loch, plus loin la chaîne de montagnes, et encore au-delà la mer. Nous nous rapprochons du but. Afin de profiter pleinement de l'endroit nous nous arrêtons peu avant Icnadamph dans une minuscule forêt de pins, où un coucou caractériel décidera de nous empêcher de dormir.

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Je pensais avoir trouvé mon étape préférée en la journée d'hier, mais le pays continue de surprendre. J'aimerais en vouloir à Ian Harper, auteur du guide de référence sur le CWT, d'avoir qualifié la zone de “some of the best mountain country in the world”, comme si l'Écosse était la seule région du monde où les plaques tectoniques avaient bâti des merveilles, où les volcans s'étaient érigés en monuments, où le fantastique était né. J'aimerais lui en vouloir mais je n'y arrive pas. Ce matin j'évolue en tête dans un paysage lunaire, les pierriers gris déroulant un timide chemin vers la géométrie indescriptible des lieux, un microcosme s'opère, les nuages à basse altitude chassés par les courants, rideaux d'un théâtre spatial et intemporel. Apaisé et électrifié, je ressens l'endroit et sais avoir atteint le paroxysme de mon voyage, je comprends qu'en partant je me suis donné le droit d'être heureux aujourd'hui et maintenant. Je chéri le flux d'énergie qui me traverse et cette sensation de vie, si pure. Je prends et garde ces émotions fugaces, car ce sont pour elles que je repartirai un jour. Retourner aux sources, c'est se battre pour son bonheur.

L'étape se poursuit dans une certaine méditation jusqu'au bothy de Glencoul, pause de choix afin de déjeuner. Léa part remplir l'eau pour le déjeuner dans un lac immense parsemé d'îlots, je choisis d'ailleurs pour l'occasion le meilleur lyophilisé de mon sac, que je réservais pour les derniers jours. J'attrape la poche d'eau filtrante pour boire une gorgée… et la recrache aussitôt. Nous nous rapprochons effectivement du but et n'avons pas lu la carte jusqu'au bout. Le gigantesque lac est connecté à la mer, son eau est salée, nos repas sont fichus. Nous poursuivons sous la consolation d'une maigre barre, habitués des déconvenues mais certains de trouver salut au bothy d'arrivée, celui de Glendhu. Je n'ai ni assez de mines ni assez de mots pour décrire l'endroit, bulle de calme après la plus physique journée du parcours. J'ouvre mon cahier sur une ancienne table chahutée par les randonneurs venus trouver refuge, et retrace le fil de ma mémoire à travers les carreaux verdâtres de la fenêtre. Le vent dans les branches, les rayons sur le pont, les gouttes sur le loch. On ne fait rien sécher en Écosse, même quand il y a du soleil, il pleut.

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Le cap fermé et le voyage presque terminé je peine à sortir de mon sac de couchage, triste lendemain que celui qui déterminera la fin. Pourtant, encore 30km nous séparent de Riconich et de son bivouac émérite du soir, puisqu'à côté des toilettes publiques. Le corps peine car l'esprit se laisse désirer. J'infuse les derniers paysages de montagnes et les dernières étendues d'eau, tout en vidant mes dernières réserves de noix ; je souhaite arriver au dernier ravitaillement, demain, avec le minimum. Le minimum c'est se défaire du lest et des pensées qui nous encombrent, c'est aussi arrêter le stress des étapes à finir et de la navigation à vérifier. Le minimum c'est être léger et affiné, que ce soit physiquement ou mentalement. Le minimum, allié de la satiété et ennemi de l'opulence. Nous laissons nos derniers doutes sur les rives et nos dernières craintes dans les marais, puis gagnons notre avant-dernière étape via une suite de rituels rodés : traverser des marécages sans sentier, longer un loch à flanc de falaise, marcher dans une rivière et enfin, prendre la pluie. Tout est pensé pour nous dire au revoir, car entre Riconich et la pointe de l'Écosse les chemins praticables se raréfient en faveur de routes, filaments fins connectant le monde, toile d'araignée de la civilisation. Arpenter les sentiers c'est se soustraire à ses vibrations. Le bivouac, positionné derrière une cabine téléphonique rouge typique d'un ancien temps, se tient en hauteur face à la plage et sa vue plongeante sur la mer. Nous nous habituons peu à peu à la transformation de notre parcours car demain, il sera côtier.

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Nous ne nous attardons pas à Kinlochbervie, sa zone portuaire et industrielle est la dernière couture de l'Écosse, celle qui lie le tout mais que nous ne sommes pas venus voir. La petite supérette lugubre, l'unique restaurant qui sent la friture et les bateaux amarrés, modestes pêcheurs. Nous y repasserons, alors nous fermons les yeux pour le moment, le temps d'une dernière balade, un dernier bivouac. C'est fini, nous le savons, et le temps d'un soupir nous sommes déjà au bout.

Les marchairs n'existent qu'ici et en Irlande, c'est donc dans un éco-système rarissime en Europe que la baie se dévoile à nous, étendue d'eau turquoise et de sable fin. Quatorze jours de marche pour atteindre aujourd'hui et pour nous, le plus bel endroit d'Écosse. Apaisés, nous contemplons. C'est adossés à un muret en ruines que le CWT se termine ; pour la première fois ni vent, ni pluie, ni midges. La tente est montée à mes pieds, cachée et protégée de la violente tempête qui s'annonce, notre abri saura ressortir vivant comme nous, usé mais médaillé. Les agneaux bêlent à une cinquantaine de mètres, eux et leur mère teintent d'un blanc ocré les derniers vallons vierges, plus bas un loch - d'eau douce cette fois - se jette dans la mer à l'histoire ténébreuse et aux rochers saillants. Sandwood Bay, terre d'écueils et de vikings, mais terre désormais inhabitée. Un seul guide subsiste, point de fuite à l'horizon pour les ruines qui ont encore tant à raconter, ruines à côté desquelles nous avons failli échouer. Je comprends l'ironie et corrige, car nous avons bel et bien échoué, mais sur la plage, et avec par-dessus les montagnes un élément qui se dégage du reste par sa forte symbolique : le phare du cap. Qu'il garde ses mystères, il ne sera jamais plus beau que d'ici et nous jamais plus grands que maintenant.

Rafales sud annoncées à 100+ km/h demain. Le vent souhaite nous pousser vers le nord encore et toujours, c'est le propre de la navigation: réussir à faire alliés les incontrôlables éléments. Savoir se faire roseau et retrouver la trace du monde, façonné et fasciné, curieux de découvrir sa propre aventure, vivant.

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Épilogue

Voilà trois mois que je parle du Cape Wrath comme du “Cap Colère” en français, une destination qui me semblait si personnelle et identitaire pour moi qui cherche dans la randonnée à apaiser mon esprit tumultueux. Il aura fallu que nous ouvrions un livre à la bibliothèque d'Inverness, pour découvrir que celui-ci était utilisé par les vikings comme important point de navigation, et que “Wrath” vient en réalité du vieux norrois “hvarf” : le tournant. Je n'ai ni marché vers la colère, ni vers les abysses, mais vers un point de direction, une jetée dans l'Atlantique qui indique la route à suivre. Nous avons parcouru avec Léa les imprévus, les doutes, l'histoire dense et la géographie intense de l'Écosse, comme toujours il va falloir du temps pour ingérer le condensé d'aventures vécues, et diluer la dissonance mentale qui s'opère lorsqu'on joue à saute-mouton entre les Glens sauvages et Londres, entre la vie dure et molle, entre l'itinérance brusque et Paris. Brusque, mais si sensée.

epilogue
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